L’hiver 1962-1963 est considéré par nombre de pêcheurs, gestionnaires et scientifiques comme l’évènement marquant la fin de l’abondance des coquilles Saint-Jacques en rade de Brest. Pour beaucoup, il y a un avant et un après hiver 1962-1963. Et pour cause, ses températures très froides auraient appauvri les bancs, presque de manière définitive. Le retentissement est tel qu’il active une prise de conscience collective. Par exemple, c’est à partir de cet hiver que la veille scientifique a été renforcée en rade. Bien souvent, elle ne peut que constater le déclin, parfois brutal, de ses ressources marines. Pour autant, comment les températures d’un seul hiver ont-elles pu mettre à mal le stock de coquilles Saint-Jacques ? D’autres éléments pourraient-ils expliquer cet épuisement a priori soudain ? Était-ce vraiment imprévisible ?
Une sortie de guerre productive.
Pour saisir l’impact de l’hiver 1962-1963, il faut se replonger dans le contexte de la pêche en rade, presque vingt ans auparavant. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les autorités maritimes autorisent les navires à pêcher avec un moteur en rade de Brest[1]. Jusqu’alors, cette pêche n’était pas officiellement approuvée et était bloquée par les pêcheurs eux-mêmes. En effet, l’usage d’un tel mécanisme les inquiétait à l’idée de draguer trop de coquilles et de faire baisser les cours.
Sans surprise, l’annonce de cette mesure enclenche un vif débat entre deux communautés de pêcheurs : les voiliers et les moteurs. Fallait-il autoriser le moteur ? Sous quelles conditions ? Son usage est-il injuste vis-à-vis des voiliers ? Bien que ces questions animent les réunions du Comité local des Pêches, une partie des pêcheurs a quand même entamé cette conversion.
En 1949, les 179 navires de pêche enregistrés dans les ports de Brest, Plougastel, L’Hôpital-Camfrout et le Faou, sont composés à 35% de moteurs. Seulement trois ans après, la tendance s’est inversée, et ce assez radicalement. Parmi les 192 navires de pêche de ces ports, près de 85% sont des moteurs [2]! Pourquoi ce tel engouement ?

Dragage à la coquille en rade de Brest, vers 1950-60. Musée de la Fraise et du Patrimoine.
35%
de moteurs en 1949.
85%
de moteurs en 1952.
Selon Trémeur Le Gall, ancien marin-pêcheur du Tinduff, la saison de pêche 1950-1951 est marquée par un temps assez calme… un peu trop même. Les sloops peuvent difficilement hisser les voiles et doivent rester à quai, alors que les moteurs accèdent plus facilement aux bancs coquilliers[3]. Ce que la loi maritime aurait commencé, c’est la loi du marché qui l’aurait terminé. C’est donc assez logiquement que le virage du moteur est pris en 1952.
Sortie de pêche à l’huître plate, vers les années 1960. Fonds Maryannick Guivarc’h, HistoRade.

Concrètement, que signifie cette motorisation ? Pour les pêcheurs, c’est avant tout un nouveau confort. Les conditions de travail sont moins pénibles qu’à la voile. Accéder aux bancs à l’heure autorisée de dragage est désormais plus rapide et plus facile. Les gestes sembleraient moins fatigants et la remontée des dragues moins pénible pour les Hommes. Pour autant, l’activité, elle, reste toute aussi dangereuse.
Dans une même veine, l’adoption du moteur rime avec la hausse de la fréquence de pêche et de l’effort de pêche. Et pour cause, si les voiliers ne parviendraient à naviguer que la moitié du temps légal autorisé, le moteur permet, quant à lui, de sortir tous les jours ou presque ! Ces navires peuvent donc s’affranchir du vent pour sonder tout recoin de la rade de Brest.


Puis, côté prises, draguer au moteur s’annonce là aussi plus intéressant. En 1951, des pêcheurs de Plougastel-Daoulas lancent une expérience pour comparer le rendement des pêches entre un moteur et un voilier. Deux navires sortent sur les mêmes bancs et aux mêmes jours et heures de dragages. Le résultat est sans appel. Pour une semaine de pêche, le moteur relève de ses dragues près de 2500 kg de coquilles alors que le voilier rapporte 1300 kg[4]. Le moteur aurait une puissance de pêche deux fois plus importante que le voilier.
La conséquence de tout cela ? Cette conversion assez massive au moteur en 1951 génère des prises faramineuses. La campagne de pêche 1952-1953 est marquée par le débarquement de près de 2600 tonnes de coquilles Saint-Jacques[5] ! Un record ! Toutefois, ce chiffre, qui n’a jamais été atteint, ne le sera plus par la suite…
Le grand froid avant l'heure.
Le record de la saison de pêche de 1952-1953 semble avoir donné des envies aux pêcheurs. Beaucoup l’espère : la prochaine saison de pêche pourrait avoir la même intensité, si ce n’est plus ! Il faut s’y préparer. Nouveaux achats de navires, nouveaux engins de pêche, nouveaux recrutements, mais aussi nouveaux crédits. Cependant, la désillusion est rapide et franche. Au lieu d’augmenter, le débarquement de coquilles chute à 1275 tonnes en 1954-1955, puis 910 tonnes en 1961-1962. C’est la douche froide. Ce n’est que pendant la saison 1962-1963 que les rendements remontent à 1380 tonnes.
Mais, rappelons-le, cette dernière campagne est caractérisée par un hiver rude. Certains témoignages relayés par le Chasse-marée indiquent que les bonshommes de neige formés durant cet hiver n’ont pas fondu avant le mois d’avril suivant[6]. Sous l’eau, l’effet du froid sur les coquilles est univoque. Il engourdit les coquilles. Elles ne s’enfouissent plus dans le sédiment comme c’est le cas habituellement. Elles restent en surface du sable et sont plus facilement accessibles. Par conséquent, les prises sont bien plus nombreuses.
2600
tonnes en 1952-1953
1275
tonnes en 1954-1955
910
tonnes en 1961-1962
1380
tonnes en 1962-1963
Pourtant, l’hiver 1962-1963 n’est probablement pas le plus rude que la région ait connu. D’autres ont, sans doute, été plus froids. Par le passé, le froid aurait-il affecté des campagnes de pêche brestoises ? Il semblerait. En tout cas, c’est que rapporte Charles Léger, rédacteur à La Dépêche de Brest, ancêtre de l’actuel Télégramme. Il s’intéresse fortement à la pêche et à l’écosystème marin de la rade de Brest. Pendant les années 1920 à 1940, il rédige de nombreux articles sur ces aspects et s’impose progressivement comme la référence maritime du journal. À l’image du passage qui suit, il rappelle fréquemment aux lecteurs que la situation vécue à son époque est loin d’être nouvelle. Le 22 février 1940, il écrit :
« On ramenait 110 à 120 kilos de coquilles par bateau. […] Mais le froid est venu et les captures se sont faites plus abondantes. […] On constata déjà le fait au cours d’hivers rigoureux comme en 1895 et 1917. En résumé, sur 200 barques qui se livrent à cette pêche en rade de Brest, une quinzaine ont dû être désarmés du fait de la mobilisation des équipages. Les autres ont pu tirer parti de la période de froid et ramener chaque jour, 400 kilos de coquilles en moyenne, certains ayant atteint 600 kilos et plus. [7]»

Quimper sous la neige, vers 1950-1960, AD29, 102J93/396.
Alors que plusieurs passages étaient, en temps normal, nécessaires aux voiliers pour accéder au précieux butin, les bivalves sont bien plus accessibles durant ces périodes. Les retours de pêche offrent des chiffres mirobolants. Que ce soit 400 ou 600 kilos de coquilles en une journée de voile : le résultat est impressionnant ! À titre de comparaison, nous n’avons jamais recensé un chiffre aussi important en ce qui concerne le débarquement journalier d’un navire à la coquille. En général, les très bonnes journées de pêche à la voile correspondaient à 200 kilos de coquilles au maximum. Durant l’hiver 1940, – à l’heure où les moteurs ne sont pas encore officiellement autorisés en rade – l’apport serait donc double, voire triple !
On conçoit aisément que si l’hiver 1940 a permis aux voiles de tripler leur production, l’hiver 1962-1963 aurait généré des résultats encore plus importants. Évidemment, il y aurait un risque qu’une majorité de géniteurs ait été draguée et que la reproduction des coquilles soit compromise pour les années à venir. Néanmoins, si les dragues sont pleines, cela sonne t-il comme une bonne nouvelle ? L’administration maritime et les pêcheurs ont-ils tiré parti de la situation ou ont-ils été alarmés par ce qu’il se déroulait ?
Une énième inaction ?
On l’aura compris, ce n’est pas l’hiver 1962-1963 qui est à l’origine de la raréfaction des coquillages Saint-Jacques en rade de Brest. Le mal semble bien plus profond ; remontant à l’adoption du moteur, vingt ans auparavant. Rappelons-le, Brest est l’un des derniers quartiers maritimes où les bateaux se sont motorisés. Cela semble témoigner d’une conscience du milieu à ne pas trop pêcher la ressource. Toutefois, le manque de régulation et d’anticipation de la part des autorités maritimes aurait conduit à l’épuisement des bancs. Tout au long du XXe siècle, de nombreux exemples sur la transition voile/vapeur/moteur témoignent des mêmes schémas[8]. Si plusieurs mesures ont été mises en place en rade pour limiter la puissance des moteurs et diminuer le temps de dragage, la régularité d’un tel instrument reste terriblement efficace. En fait, comme beaucoup d’autres cas, cette transition ne s’est pas faite sans fracas.

Dragages en rade de Brest, vers les années 1960. Fonds Jean-Claude Meudec, HistoRade.
Par ailleurs, on l’a vu, les Hommes connaissaient les effets d’un tel froid sur la ressource et la pêche. Les autorités maritimes et les pêcheurs s’en sont-ils souvenus ? Absolument. Un article du journal Le Marin nous informe le 1er février 1963 :
« En raison du froid, la pêche à la coquille Saint-Jacques, en rade de Brest, donne de très bons résultats quantitatifs, la coquille se dévasant. Malheureusement, ce même froid rend l’écoulement difficile, le mollusque résistant peu au gel. Les représentants des pêcheurs et du Comité local des Pêches se sont réunis, à l’Inscription maritime, en présence de M. Salmon, administrateur. Ils ont étudié la situation, constaté un effondrement des prix et une faible demande. En fin de compte, pour ne pas faire subir aux bancs de coquilles des ponctions exagérées, et pour accorder autant que possible l’offre à la demande, il a été décidé que la durée de la pêche serait réduite à 2 heures par jour (à partir du mercredi 30 janvier) jusqu’à la fin du froid et, pendant six jours après le dégel.[9] »
Là encore, il semblerait que des mesures aient été prises pour tenter d’enrayer cette dynamique. Dans ce cas précis, les pêcheurs et l’administration maritime ont délibérément choisi de diminuer le temps de pêche à la coquille, mais pour des raisons avant tout économiques… Au-delà de la chute des cours, il n’est pas fait mention d’un risque d’épuisement du banc coquillier de la rade à cause de la surexploitation. Cela relève presque du déni lorsque huit mois plus tard, en octobre 1963, une réunion de pêcheurs se tient à Brest pour demander que la rade soit considérée comme « zone sinistrée en raison de la disparition des coquilles détruites par les grands froids de l’hiver dernier » et pour protester quant au « projet gouvernemental de réglementation de la pêche aux arts trainants[10] ». En fait, que ce soit pour la motorisation des navires de la rade et l’hiver qui vient de s’achever, l’Administration tente de maintenir en vie ce gisement de coquilles face à une activité toujours plus croissante et performante… jusqu’à la rupture.
Avec un peu de recul, il est probable que les premiers mois de la saison de pêche 1962-1963 aient amputé du stock une grande partie des géniteurs. La faute à l’hiver ? C’est vrai, mais surtout à la mécanisation généralisée et sous estimée de la flotte brestoise. Les échos d’une telle combinaison sont rapides et brutaux. Alors que la campagne 1962-1963 se solde par le débarquement de 1390 tonnes de coquilles, celle qui suit ce rude hiver peine à dépasser les 500 tonnes. L’âge d’or de la coquille semble définitivement clos… Désormais, les pêcheurs doivent se diriger vers les bancs de praires, pétoncles blancs et noirs dans l’espoir de remplir les dragues… mais pour combien de temps ?
[1] Archives du Service Historique de la Défense de Brest, 2P9/35, 1947/1948.
[2] Archives du Service Historique de la Défense de Brest, 2P9/35, 1956/1957.
[3] Témoignage oral recueilli le 8 décembre 2022 lors d’un entretien avec Trémeur Le Gall.
[4] Archives du Service Historique de la Défense de Brest, 2P9/35, 1951-1952.
[5] Archives du Service Historique de la Défense de Brest, 2P9/35, 1954-1955.
[6] Panou Sébastien, « Draguer la coquille en rade de Brest », dans Chasse-Marée. Histoire et ethnologie maritime, n°131, février 2000, p. 3.
[7] Léger Charles, « La coquille Saint-Jacques abondait pendant les grands froids », dans La Dépêche de Brest, le 22 février 1940.
[8] Cela est bien illustré dans la thèse de Labonne Maire-Pierre, « Vie et métier des pêcheurs de Port-en-Bessin : une communauté de marins en mutation, 1792-1945. », Thèse en Histoire, sous la direction de André Zysberg et John Barzman, Caen, Université de Normandie, 2019.
[9] Anonyme, « Limitation de la pêche à la coquille », dans Le Marin, 1er février 1963.
[10] Anonyme, « Réunion des pêcheurs de la rade », dans Le Marin, 18 octobre 1963.