La rade de Brest est le théâtre de nombreux épisodes de pollutions. En effet, il n’est pas rare de lire dans les archives plusieurs alertes à la contamination de ses eaux. A vrai dire, cela n’est pas si étonnant quand on voit que ce bassin est cerné par de vastes espaces agricoles, entouré d’ouvrages industriels ou miniers et témoin d’un tissu urbain qui devient de plus en plus dense. Positionnée en réceptacle, la rade est donc confrontée à des pollutions d’origine industrielles, urbaines, minières ou bien chimiques, à l’image de l’affaire Dior.
L'affaire Dior
Le 13 octobre 1937, l’Administrateur Principal du Quartier maritime de Brest reçoit un télégramme du Garde Maritime de Plougastel. Au cours de sa tournée, ce dernier a observé une très grande quantité de plies et anguilles mortes sur près de 200 mètres dans le port de Landerneau. Supposant que cette forte mortalité soit provoquée par un déversement d’eaux acides, le Garde Maritime enquête aussitôt sur l’usine Dior, située à deux pas des lieux.
« [Le Garde Maritime] a pu constater dans le port de LANDERNEAU, et jusqu’à 200 mètres en aval, qu’une très grande quantité de poissons flottant à la surface de l’eau semblaient avoir été intoxiqués. »
Source : Archives du SHD de Brest 2P9/38


L'usine Dior, c'est quoi ?
L’usine Dior est une entreprise spécialisée dans les engrais chimiques à destination du monde agricole. Un rapport de la production d’engrais chimiques mené dans le Finistère nous donne une idée de sa productivité. En 1938, la société Dior a fabriqué près de 32 450 tonnes d’engrais. Elle consacre une grande partie de sa production aux Superphosphates et aux engrais dissous composés, puis dans une moindre mesure aux Phosphates moulus et à l’acide sulfurique. Ces fabrications sont largement distribuées dans le département, tandis qu’une plus maigre partie est acheminée en dehors de la région. Pour répondre aux demandes, la société Dior est implantée dans quatre villes du Nord-Ouest : Saint-Nicolas (près de Granville), Saint Marc, Landerneau et Rennes.
Le fort tonnage d’engrais chimiques qui sort de ses bâtiments fait d’elle la première usine d’engrais agricoles du Finistère. Dès lors, on comprend aisément que cette affaire a pu entacher l’image de l’entreprise.
Il n’est donc pas étonnant de lire la défense du Directeur, M. Mocaer, face aux accusations naissantes. Dans sa correspondance à l’Administrateur Principal du Quartier maritime de Brest, le Garde Maritime est formel :
« [M. Mocaer] a déclaré venir de recevoir un message télégraphique de Monsieur le Commissaire de Police de Landerneau à ce sujet, mais qu’après vérification, il n’avait rien constaté d’anormal à l’usine et qu’il ne pensait pas que l’incident puisse provenir de chez lui. »
Source : Archives du SHD de Brest 2P9/38
Plus tard, Mocaer pointe du doigt les usines polluantes des environs : la tannerie Pouliquen située 2 500 mètres en amont, ainsi que la poudrerie nationale et la Grande Palud (traitement du coton) localisées au Moulin-Blanc. Cette ligne de défense est scrupuleusement conservée par le Directeur jusqu’au jour du procès. Le lendemain des faits, le Directeur du laboratoire municipal de Brest – le Docteur Léon Farcy – est appelé pour éclaircir cette affaire. Il se déplace sur les lieux et recueille un échantillon des eaux résiduaires sortant tout droit de l’usine incriminée.
Les premières expertises ne se font pas attendre et sont accusatoires pour l’entreprise Dior : les eaux d’évacuations jaunâtres affichent un pH de 2,3 et contiennent 17gr395 d’acide sulfurique par litre d’eau… Cela représente un taux vingt fois supérieur à la limite autorisée en 1937 ! La réaction des autorités maritimes est immédiate et remet au goût du jour un arrêté datant de 1933, interdisant la pêche aux coquillages toute l’année dans les « eaux souillées » des ports de Brest, et dorénavant de Landerneau. La corrélation entre la pollution des eaux de l’Elorn et l’usine Dior étant faite, les magistrats du Parquet de Brest se saisissent de l’enquête pour éclaircir le caractère de cette intoxication.
Acte accidentel ou délibéré ?
Pour autant, la première expertise de l’appareillage de l’usine Dior ne laisse indiquer aucun incident. Il semblerait que tous les appareils soient en bon état, aucune fuite n’a pu être constaté et l’usine serait « bien tenue et surveillée ». Une hypothèse est lancée pour expliquer l’origine de cette pollution :

« S’il y avait une fuite dans l’un des appareils où l’acide sulfurique est fabriqué, dans les tuyaux où il circule, dans l’un des bacs où il est conservé ou dans l’appareil doseur qui verse cet acide sur le phosphate au dessus des chambres où l’on fabrique le superphostate, si l’une de ces chambres venait à s’effondrer avant que la réaction de l’acide sur le phosphate ne soit terminée, il y aurait inévitablement entrainement d’acide sulfurique dans les eaux les résiduaires, et de là dans la rivière. »
Source : Archives du SHD de Brest 2P9/38
Très rapidement, des soupçons s’éveillent quant à la culpabilité du Directeur dans la pollution de l’Elorn. Plusieurs correspondances entre les membres de l’autorité maritimes de Brest et de Paris s’interrogent sur cet incident. En effet, l’étude de Léon Farcy ne laisse entrevoir aucun incident de machinerie, aucune brèche ou faille dans l’appareillage. Il lui est même impossible de dire si ce déversement est volontaire ou accidentel. Le doute envahit toutes les strates des autorités maritimes et, à l’automne 1938, un second rapport d’expertise est commandé pour mettre en lumière cette affaire. Dans ses notes, le scientifique Andouard atteste que les eaux de l’Elorn ne sont désormais plus polluées, du fait de leur dilution par le débit le flot de l’Elorn. De même, l’usine de la Grande Palud et la tannerie du Pouliquen sont définitivement mises hors de cause de cette affaire. Comme son prédécesseur, l’expert émet une hypothèse tendant à expliquer l’incident survenu dans la nuit du 12 au 13 octobre 1937 :

« En se référant au rapport de M. Farcy et aux constatation qu’il a faites de la présence dans les eaux résiduaires de l’usine Dior, le 13 octobre 1937, de sulfate et de phosphate de chaux, j’inclinerais à penser qu’il y a pu se produire un effondrement d’une chambre à superphosphate au moment du déversement de l’acide sulfurique et phosphate, effondrement qui aurait entraîné inévitablement avec cet acide de chaux et du phosphate de chaux dans les eaux résiduaires de l’usine. »
Source : Archives du SHD de Brest 2P9/38
Là encore, les conclusions de ce rapport ne permettent pas de statuer sur la caractère volontaire ou accidentel de cette pollution. Toutefois, gardant un regard attentif sur l’affaire, l’Administrateur Principal de l’Inscription maritime lance au Procureur de la République de Brest, le 25 mars 1939 :
« L’hypothèse d’un accident fortuit aux Usines DIOR est dénuée de fondement, il existe donc toujours des présomptions graves qui tendent à prouver que le déversement à la rivière de produits toxiques en quantité anormales a été volontaire, et il est à peine besoin de souligner que les propriétés toxiques de ces produits étaient connus de l’auteur de ces déversements volontaires. »
Source : Archives du SHD de Brest 2P9/38
Cet avis ne sera que consultatif. En effet, quelques heures plus tôt, le Tribunal d’Instruction a statué sur l’affaire DIOR : « M. Mocaer affirme qu’aucune perte massive d’acide sulfurique ne s’est produite à son usine dans la nuit du 12 au 13 octobre 1937 et en conséquence il estime dénué de fondement « l’hypothèse d’un accident fortuit », qu’aucun élément de l’information d’ailleurs ne permet d’accréditer. » Au regard du manque de preuves tangibles, le juge d’Instruction clôture cette affaire par un non-lieu.
Ce jugement fait peu de vagues ; la guerre étant proche d’éclater en Europe, puis dans le monde. Après la Seconde Guerre mondiale, les industries Dior diversifient leurs productions en passant des engrais agricoles aux lessives, avant de cesser toute activité dans la moitié du XXe siècle.
